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Les articles de Pierre G. Harmant

Article paru dans "Camera" de Lucerne - Juillet 1960 - pp. 28-32

Anno Lucis 1839 (3/3)

L'histoire de la photographie en anecdotes
de Pierre-G. Harmant, archiviste de la Société Française de Photographie

III. Les solutions fraîches

On pourrait être étonné de voir cité le nom de Sir Herschel dans la liste des solutions fraîches. Mais je crois pouvoir assurer qu'il y a deux raisons qui militent en faveur de ce choix.

Dans la savante publication évoquée précédemment, il décrivait la propriété que possèdent les sels alcalins de l'acide hyposulfureux récemment découvert par lui, de dissoudre les halogénures d'argent. Sans cette propriété, la photographie moderne n'existerait pas, sans doute. Certes, on peut dire qu'il existe d'autres solvants des sels d'argent, le cyanure de potassium, l'ammoniaque, dans certains cas, mais c'est pourtant l'hyposulfite que nous employons encore, tout comme en 1839.

Or, Herschel s'intéressa très tôt dans le courant du mois de janvier au procédé de Daguerre. Dans son "Journal" de laboratoire, il notait très brièvement ses manipulations et, comme ces textes sont toujours inédits, je ne puis qu'en donner des extraits choisis 48. Le 29 janvier 49, il s'engage dans le même voie que ses prédécesseurs, Talbot en particulier, et emploie le carbonate d'argent. Il obtient des images et le 30, date capitale, il songe à utiliser l'hyposulfite de sodium "pour arrêter l'action de la lumière, en éliminant tout le chlorure d'argent ou les autres sels argentiques..." et il réussit !

Ce simple texte vient donner enfin la date jusqu'alors fort discutée de l'emploi du solvant des sels d'argent comme fixateur 50. Il mettra d'accord, je pense, les historiens qui discutaient toujours ce point 51. Le même jour, il obtient une image de son fameux télescope. Enfin, pour compléter son apport, il crée un mot nouveau qui va faire fortune : le 13 février, toujours dans son "Journal", on lit pour la première fois "Photography", alors que depuis Stenger, on pensait qu'il était né sous la plume de l'Allemand Maedler, le 28 février. C'est sans doute un point de détail, mais qui méritait d'être souligné à cette occasion 52.

Quels furent ceux qui, tout en obtenant des images, proposèrent un moyen de les stabiliser ? Il semble que l'ordre chronologique désigne d'abord le Révérend J.-B. Reade.

En 1837, ce vénérable ecclésiastique, qui s'occupait de travaux au microscope, songea à utiliser les propriétés des sels d'argent pour copier ce que voyaient ses yeux. Dans une lettre du 9 mars 1839, à Brayley 53, il nous dévoile que "ces dessins sont fixés par l'hyposulfite de sodium". Cette très importante missive nous apprendra des choses passionnantes.

Mungo Ponton
Mungo Ponton

Donc Reade utilisait couramment l'hyposulfite que Sir John Herschel venait juste d'indiquer à Talbot, le 28 février !

Un troisième personnage est resté dans l'ombre. On sait que Daguerre fixait primitivement ses images avec une solution concentrée de sel marin et, dès après la publication de son "Manuel", le sel fut remplacé par l'hyposulfite "parce qu'elle enlève entièrement l'iode, ce qui n'a pas toujours lieu avec la solution de sel marin..." Daguerre a peut-être lu la lettre de Talbot à Biot (séance du 4 mars de l'Académie des sciences) ou bien l'article relatif à la présentation du procédé de Steinheil et Kobell à l'Académie bavaroise des sciences, le 13 avril... A moins que celui en qui je veux voir le bon génie de Daguerre ne le lui ait soufflé.

N'oublions pas que J.-B. Dumas (membre de l'Académie des sciences) faisait alors paraître un monumental "Traité de chimie industrielle" et que, pour les besoins de sa propre documentation, il ne pouvait pas ne pas connaître ce qui se faisait hors de France. Il connaissait en particulier les propriétés de l'acide hyposulfureux et de ses sels, après avoir lu les travaux de Herschel. Pourquoi donc supposer que Dumas ait agit différemment vis-à-vis de Daguerre, comparativement à ce que Herschel avait fait pour Talbot ? Or, chose étrange, dans une revue scientifique allemande, j'ai pu lire que Dumas avait rappelé l'emploi de l'hyposulfite de sodium comme solvant des sels d'argent. Ceci me donne à penser que j'avais oublié quelque part une source française de toute première importance...54

Herschel, Reade, Dumas ont apporté ce qui manquait à la photographie pour être presque complète : ce que nous nommons le fixage. Ils apportaient des solutions fraîches.

Dans un tout autre domaine, trois Français, indépendamment, proposaient des solutions permettant d'obtenir des images raisonnablement permanentes, sur papier. H. Bayard, Lassaigne et Vérignon. Leurs procédés sont si étroitement voisins qu'on se demande par quel miracle ils sont parvenus à le trouver au même moment...Tout récemment encore, les phénomènes mis en cause n'avaient pu être expliqués de façon pleinement satisfaisante.

Lassaigne et Vérignon ont disparu sans rien laisser que leur nom dans l'histoire de la photographie. Toutefois leurs procédés sont esquissés dans une lettre du premier à l'Académie des sciences de 1840 : il rappelle sa présentation devant cette assemblée du 8 avril 1839 et son procédé a été publié dans le numéro de juillet du "Journal des Connaissances nécessaires" de Chevallier, et dans l'"Echo du Monde Savant" du 10 avril 1839, Vérignon et Bayard, chose curieuse, publièrent le même jour leurs procédés respectifs, dans les Comptes rendus de l'Académie des sciences, 1840, P. 337 55.

Tous trois utilisaient un papier recouvert, par une méthode quelconque, de chlorure d'argent, que l'on laissait se colorer au soleil. On obtenait ainsi une nuance violette assez intense. Au moment de l'emploi, on plongeait la feuille dans une solution d'un iodure alcalin et on la mettait, encore humide, sur une plaque dans le plan focal d'une chambre obscure. Sous l'action des rayons lumineux, il se produisait une décoloration proportionnelle à l'intensité de la lumière, ce qui conduisait donc à un positif direct 56.

Académie des Sciences de Belgique
[sans légende : Bulletin de l'Académie royale des sciences]

Ce qui est surprenant dans le cas de Bayard, c'est que, dès après avoir entendu parler du procédé de Daguerre, il reprit d'anciens essais et, entre le 20 janvier et le 5 février, date de la présentation de ses premières images à Desprets de l'Institut, il réussit à mettre au point un procédé révolutionnaire. Pour des raisons qui nous échappent, Bayard avait sans doute travaillé et laissé de côté des essais primitifs 57. C'est, à mon sens, la seule raison qui puisse expliquer qu'en 17 jours, il ait pu obtenir un procédé complet. Bayard ne mourut qu'en 1887. On le pressa souvent de révéler (complètement) sa méthode de 1839 et il ne le fit jamais. Ce qu'on sait de lui vient de ses contemporains. Les collections de la Société française de photographie sont heureusement là pour prouver que le procédé de Bayard (donc aussi ceux de Lassaigne et de Vérignon) étaient viables. Aucun procédé industriel n'en est sorti : il ne constituait qu'une solution élégante et, comme celle de Daguerre, elle menait peut-être à une impasse, qui explique son abandon.

Nous allons revenir au Révérend J.-B. Reade, qui propose une autre solution originale.

Dans sa lettre du 9 mars à Brayley, déjà évoquée, Reade indique, comme étant susceptible d'augmenter considérablement la sensibilité du chlorure d'argent, l'action d'une infusion de noix de galle 58, en particulier pour l'enregistrement des images du microscope solaire. Il convient de souligner que si les galles de chêne n'avaient guère été utilisés sous cette forme, elles contenaient en substance le germe de l'évolution ultérieure de la photographie qui a mené au développement chimique de l'image latente. Cette "infusion de galle" libère des substances telles que l'acide gallique et l'acide tannique, qui sont des réducteurs des sels d'argent. Donc, sans bien savoir où cela le menait, le Révérend Reade traçait une route toute moderne puisqu'il introduisait le révélateur en surface de la préparation sensible, procédé qui revient à la mode pour certains travaux. L'annonce de ces travaux devait malheureusement provoquer une polémique pénible avec Talbot, lorsqu'il pensa faire breveter plus tard son procédé calotypique. Reade mérite donc de figurer deux fois parmi ceux qui ont proposé des solutions fraîches 59 60 61

Le cas d'un autre anglais, Fyfe, n'eut pas le bonheur de celui proposé par son compatriote Reade ; il n'en présente pas moins des points intéressants.

Abandonnant complètement les chemins rebattus par tous les personnages que nous avons rencontrés, Fyfe chercha si d'autres sels d'argent ne conviendraient pas aussi bien que le chlorure, et proposa le phosphate. On peut lire, en effet, dans cette très importante publication qu'est l'"Edinburgh New Philosophical Journal" 62 pour les débuts de la photographie en Angleterre, qu'il préparait un papier en le soumettant successivement à des bains de phosphate de sodium et de nitrate d'argent. Après exposition, les images étaient fixées à l'ammoniaque, solvant qui était en outre utilisé pour la préparation du bain sensibilisateur. Il ajoutait que la préparation pouvait être étendue sur la toile des peintres. En ce sens, il n'y a guère de différence avec la méthode retrouvée dans les notes de laboratoire de Herschel, datée de janvier 1839.

Dans une variante à cette méthode, qui le fait se rapprocher étrangement de celle de Bayard, il laissait le papier "noircir" à la lumière, puis le trempait dans une solution d'iodure de potassium et attendait la décoloration lors de l'exposition en chambre obscure...

Comme les précédents, ce procédé n'eut aucune extension industrielle malgré la tentative de Lyte, vers 1856, mais cette fois avec des papiers à l'albumine.

Franz von Kobell
Franz von Kobell

Les créateurs

Le 25 mai, les membres de la "Society of Arts of Scotland" se réunissaient pour écouter l'un des leurs présenter "une méthode simple et bon marché de préparation d'un papier pour les besoins photographiques". L'auteur en était un Anglais du nom de Mungo Ponton, qui offrait enfin quelque chose d'inédit, d'imprévu aussi, parce que toutes les oreilles, en ce printemps de 1839, étaient pleines de noms chimiques où les sels d'argent occupaient une place impériale...

Mungo Ponton avait constaté depuis un certain temps un fait surprenant : la photosensibilité des sels de chrome 63. Sa méthode était étonnamment simple : il trempait un papier dans une solution saturée de bichromate de potassium et séchait au feu. Dans cet état, la feuille apparaissait d'une teinte générale jaune clair. Il soumettait alors sa feuille à la lumière et elle virait à l'orange foncé. De la sorte, il put décalquer des feuilles d'arbres, des motifs de dentelle, ou tout autre objet plan au contact de son papier. Le fixage était encore plus simple : un simple lavage à l'eau pure suffisait à éliminer les parties qui n'avaient pas réagi, laissant une image orangée sur fond blanc 64.

Cette proposition est intéressante à plus d'un titre et cela bien que les résultats aient été inférieurs à ceux obtenus, sur le plan de la qualité et surtout de la sensibilité, par Daguerre et Talbot. Il n'en reste pas moins que ce que Mungo Ponton pressentait dans sa communication du 25 mai devait se réaliser quelques années plus tard : les sels de chrome utilisés de cette manière avaient la propriété d'insolubiliser les colloïdes tels que la colle, la gélatine, la gomme arabique. Sa méthode devait ouvrir la voie à tout une série de procédés de reproduction photomécanique et autres, procédés artistiques au charbon par exemple. Si lui-même ne put rien réaliser de ce genre, il en fut plus que l'initiateur, puisqu'il en avait entrevu l'extension future "en aidant aux opérations du lithographe" dit-il 65.

Il faut aller en Belgique pour découvrir le dernier nom découvert dans cette liste impressionnante des inventeurs de 1839. Il y avait une fois un pauvre étudiant en médecine d'origine allemande, nommé Breyer, qui résidait à Liège, et un jour, il s'aperçut que, sur un papier au chlorure d'argent qu'il avait préparé pour enregistrer des images au microscope solaire, s'étaient décalquées des inscriptions portées par une feuille sous-jacente. Il ne suffisait pas de le remarquer, encore fallait-il en tirer les conséquences. C'est ce qu'il fit, après de nombreux essais, par le dépôt d'un pli cacheté à l'Académie des sciences de Bruxelles, le 14 août. Mais, comme l'époque des vacances était arrivé, on différa l'ouverture du pli en octobre seulement. La divulgation de Daguerre eut lieu le 19 août. Le monde entier parla de la découverte, tous les inventeurs se turent...En novembre, Breyer adressa de nouveaux documents... et n'en reparla jamais plus. Eh bien ! Breyer venait tout simplement de découvrir ce que nous appelons la "réflectographie" 66, un moyen très simple de reproduction de documents, moins onéreux et plus rapide que l'imprimerie ou le labeur des copistes. Elle fut oubliée pendant 50 ans puis réinventée sous des noms divers. On sait de nos jours les services qu'elle rend dans tous les bureaux pour la reproduction des documents dont la conservation permanente n'est pas indispensable.

Que s'est-il passé, en ce qui concerne Breyer ? Personne ne l'a jamais bien su. Il devint médecin, s'installa, exerça et mourut en Belgique sans avoir jamais repris contact avec la photographie, sans même en avoir parlé et, si nous n'avions eu la chance de lire les Comptes rendus de l'Académie royale des sciences de Belgique, pp. 369 à 375, il est très probable que Breyer serait encore oublié de nos jours 67.

Microscope solaire
Microscope solaire. Avec l'aimable autorisation de la Maison Carl Zeiss, Oberkochen.

Au même titre que Mungo Ponton, Breyer n'a rien indiqué, n'a rien poursuivi de ses travaux, mais c'est pourtant grâce à ses remarques qu'une exploitation intéressante put avoir lieu et orienter ses successeurs à prendre une voie nouvelle.

Conclusion : Le coup de fouet, donné par Arago à l'aube de 1839, eut pour effet de faire surgir de tous les coins du monde des noms nouveaux, des gens qui pensaient avoir quelque chose de nouveau à présenter et qui, dans leur esprit, devait être nécessairement différent de ce que proposait Daguerre. Parmi ceux-ci, quatre seulement avaient des solutions vraiment originales. Toutes, pourtant, ont été abandonnées (ou oubliées). Pourtant l'idée doit faire son chemin, plus ou moins vite, et l'on ne devrait pas tellement s'étonner de savoir qu'un futur procédé révolutionnaire a ses racines profondes du côté de 1839. L'exemple de Breyer et l'extension au procédé de Ponton semblent indiquer la tendance, mais dans cette étude, j'ai simplement voulu lire la presse de 1839... c'est ce que l'on ne trouve pas dans les manuels d'histoire de la photographie.

Le peu que nous en avons dit n'est probablement rien à côté de ce qui a été oublié. Il faudrait des années de recherches, et, à ce propos, je serais toujours fort reconnaissant de recevoir, tout renseignement complémentaire ou tout document concernant la photographie en 1839.

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© 2015, Claude Marillier & © 1960, Pierre G. Harmant