Les articles de Pierre G. Harmant
Roger Fenton
premier correspondant de guerre photographe
1819-1869
Lorsqu'il revint de son "excursion photographique" sur le théâtre de la guerre en Crimée, Roger Fenton fit, devant la Société Photographique de Londres, une narration pittoresque des plus intéressantes sur les conditions de travail qu'il rencontra, et les difficultés qu'il eut à surmonter. L'article, qui fut publié dans le Journal of the Photographic Society de janvier 1856 est assez long, mais on trouvera ici quelques-uns des passages les plus intéressants du point de vue photographique.
Ce zouave farouche n'est autre que Roger Fenton, photographié (peut-être) par un autre reporter, James Robertson (1855)
"J'ai pris avec moi une chambre pour portraits, munie d'un objectif de Ross de 3 pouces de diamètre ; deux chambres à soufflet faites par Bourquin, de Paris, et munies d'objectifs de Ross pour paysage, de 4 pouces de diamètre, et deux chambres plus petites, construites par Horne, munies de leurs lentilles ; j'ajouterai que j'ai ensuite substitué à ces dernières une paire d'objectifs de Ross de 3 pouces, avec lesquels j'avais précédemment opéré.
"Ma provision de glaces s'élevait, je crois, à 700, de trois grandeurs différentes, enfermées dans les boîtes à coulisse, dont chacune contenait environ 24 glaces ; ces boîtes étaient ensuite emballées dans des caisses de manière à éviter les accidents".
La "tente" photographique qu'emportait Fenton n'était rien moins qu'une voiture-laboratoire qui, dit-il, avait commencé son aventureuse carrière chez un marchand de vin de Cantorbery...
Le fourgon photographique de Fenton avait commencé sa carrière chez un marchand de vins de Cantorbery, avant de parcourir les champs de bataille.
"Quand elle entra au service de l'art, on lui mit une capote neuve pour la convertir en chambre obscure, des carreaux de verre jaune munis de volets furent fixés sur les côtés ; autour de la capote étaient des réservoirs pour l'eau ordinaire et l'eau distillée, et des rayons pour les livres. Sur les côtés se trouvaient des places pour les bains de fixage, pour les cuvettes en verre, pour les couteaux, les entonnoirs et les éponges. La bouilloire et les autres vases pendaient au-dessous. Sur le plancher, près de l'auge par où s'écoulaient les eaux de lavage, se trouvait un châssis avec des trous, dans lesquels étaient placés les plus lourds flacons.
"Jusqu'au commencement du printemps, la lumière et la température étaient tout ce qu'un photographe peut désirer. Sans accorder une attention spéciale au bain de nitrate, je pouvais prendre avec un objectif double de Ross, de 3 pouces, avec un diaphragme de 1 pouce simple de Ross, 4 pouces, et un diaphragme de 1 pouce, 10 à 20 secondes d'exposition avec un objectif simple suffisaient souvent pour mes négatifs ; dans quelques cas, c'était trop..."
Ce Roger Fenton était né en 1819 à Crimble Hall dans le Lancashire d'une famille de 17 enfants... Il devint avocat, mais son enthousiasme pour la photographie fit de lui en 10 ans l'un des plus brillants photographes de son temps. C'est au cours de l'été de 1852, alors que son ami Charles Vignoles s'occupait de la construction d'un pont suspendu sur le Dniepr, à Kiew, pour le compte du tzar Nicolas Ier, qu'il reçut sa première mission photographique "pour suivre l'évolution des travaux".
Trois ans plus tard, la France, la Sardaigne et l'Angleterre étaient engagées dans une lutte avec la Russie en Crimée. Un éditeur, Thomas Agnew, de Manchester, projeta audacieusement d'envoyer un photographe sur place. Fenton fut choisi et il partit, muni de recommandation du Prince Consort, avec le patronage du Ministère de la Guerre, accompagné de deux assistants.
Il débarqua, avec son matériel, à Balaklawa, le 8 mars 1855, au milieu d'une pagaie [sic. Je pense que PGH voulait dire "pagaille" ?! note du webmaster] indescriptible, qui l'obligea à courir d'un officier à l'autre pendant plusieurs jours...
Balaklawa : port de Sébastopol et lieu de débarquement des troupes alliées lors de la guerre de Crimée.
Pour éviter ce qu'il croyait devoir être des difficultés, nées de la curiosité des soldats de toutes nationalités, il fit peindre sa voiture-laboratoire en blanc, ce qui lui valut à plusieurs reprises le glorieux avantage d'être prix pour cible par les fusils russes...
La chaleur du printemps russe était un ennemi bien plus redoutable : "Aussitôt que la porte de la voiture était refermée pour commencer la préparation des plaques, écrivait-il, la transpiration sortait par tous les pores, et le sentiment de soulagement était grand lorsqu'il était possible d'ouvrir la porte pour respirer, même l'air chaud de l'extérieur... On buvait comme des poissons". Il dut bientôt cesser tout travail après 10 heures du matin car "la lumière solaire était si grande et provoquait une telle réverbération que l'on ne pouvait garder les yeux qu'à moitié ouverts".
A cette chaleur, il fallait ajouter les nuages de mouches, la poussière et, ne l'oublions pas, la nécessité d'utiliser le procédé au collodion humide dans les quelques instants qui suivaient la préparation de la plaque. Comme il faisait usage de plaques 40 x 50 cm, le collodion commençait à sécher avant étendage complet !
Si l'on met à part les remarquables portraits des personnalités militaires qu'il pouvait rencontrer grâce à sa recommandation officielle, il discutait très librement de la conduite des opérations "avec beaucoup plus de liberté que si j'avais fait partie d'une commission spéciale". Ceci l'amena véritablement sur les champs de bataille.
Lorsqu'il apprit que la décision devait avoir lieu à Sébastopol, il suivit, le 18 juin, avec anxiété les sanglants assauts français et anglais, qui lui donnèrent peut-être l'occasion de saisir cette extraordinaire image de la cantinière soignant un blessé. Il évita toujours de prendre les épouvantables images qui sont le lot des champs de bataille, pour composer des documents "destinés à soutenir le moral" de l'arrière", comme on a dit bien plus tard. Ce sont surtout les incidents du camp qui l'intéressaient, des scènes de la vie de tous les jours aussi bien que l'enregistrement des grandes décisions composent les quelque 360 documents qui nous sont parvenus.
Sébastopol n'était pas tombée lorsque Fenton décida de rentrer en Angleterre. A terre, une épidémie de choléra, faisait des ravages effroyables dans les rangs alliés, mais il était surtout désireux de vendre ses clichés. Il rembarqua le 26 juin.
Ses images furent réunies en une présentation publique à Londres en octobre de cette même année 1855. La Société londonienne de photographie réunit 159 de ses vues en un album. La plus grande partie des documents enregistrés par Roger Fenton sont actuellement conservés par Helmuth et Alison Gernsheim.
Son oeuvre de reporter de guerre devait être complétée, après la chute de Sébastopol, par un autre anglais, James Robertson. On peut également signaler qu'à la même occasion, Szasmathi, un Roumain, faisait un travail similaire.
Cet aspect documentaire de la photographie devait conduire à l'organisation de sections spéciales dans les armées de tous les pays, qui exigeaient de leur personnel les plus extraordinaires qualités de sang-froid et d'habileté professionnelles. N'est-il pas émouvant de songer que la première grande aventure date déjà d'un siècle ?...