Les articles de Pierre G. Harmant
Hippolyte Bayard (1801-1887)
Le Photographe, 20 mars 1961,
pp. 134-139 et 5 avril 1961,
pp. 165-168
Vous, dont le métier touche à l'une des branches de la photographie, que sauriez-vous dire sur Hippolyte Bayard ? Peu de chose sans doute, Bayard est l'inconnu, le trop grand méconnu de ces pionniers qui ont su faire de la photographie ce qu'elle est de nos jours, ce que nous en connaissons et qui nous fait vivre. Oui ! L'ignorance naît de l'indifférence, mais, en ce qui concerne Bayard, elle a aussi sa source dans une trop grande modestie, dans une réserve qui lui fit mépriser honneurs et récompenses, pour rester l'artisan de son art, dispensant ses conseils à qui les souhaitait, abandonnant ses trouvailles à qui saurait les exploiter et ne revendiquant rien pour lui-même. Ce personnage étrange, cet être d'exception, que tous les historiens étrangers qui ont parlé de photographie s'accordent à reconnaître parmi les créateurs de la photographie moderne, personne, chez nous n'a plus souvenir de son nom, si ce n'est en sa ville natale de Breteuil... Il semble juste qu'aujourd'hui hommage solennel lui soit rendu, en le révélant tel qu'il fut.
Ignoti nulla cupido
(Ovide, "Art d'aimer", III, 397.)
(Ce qu'on ne connaît pas n'est pas désirable.)
Pour Hippolyte BAYARD, l'honnêteté intellectuelle des divers historiens de la photographie voulait que l'on consacrât quelques lignes aux créateurs de la photographie. Ils firent mieux : chacun donna un chapitre de leur ouvrage. Récemment, au cours de l'hiver 1959-60, le Dr. Steinert organisait une exposition des oeuvres d'Hippolyte Bayard conservées à la Société Française de Photographie, mais, malgré cet effort, la presse française est restée à peu près muette. C'était pourtant un événement, puisque nous ne retrouverions que quelques rares citations dans les journaux du siècle écoulé des travaux que nous lui devons. En 1839, en 1851, en 1913, et c'est tout ! Depuis, Bayard semblait être retourné au royaume de l'oubli 1.
LA VIE D'HIPPOLYTE BAYARD
ACTE DE NAISSANCE DE BAYARD
Transcription du texte porté au Registre de l'Etat Civil de Breteuil-sur-Noye (Oise). (L'orthographe originale a été respectée.) (En marge :) 27 André (biffé) Hypolite Bayard, 20-1-1801. Du trente Nivose an neuf de la République. Acte de naissance d'André (biffé) Hypolite Bayard, né aujourd'huy, trois heures du matin, fils du citoyen Emmanuel Bayard, juge de paix et de sa (sic) Adélaïde Elisabette Vacousin sa femme demeurant à Breteuil. Le sexe de l'enfant a été reconnu être un garçon. Premier témoin Jean François, postier, second témoin Antoine Houbigant, tous deux majeurs demeurant à Breteuil. Sur la réquisition à nous faite par le citoyen Emmanuel Bayard et ont lesdits témoins signés avec lui. (Suivent les signatures
) Constaté suivant la Loy, par moi, Maire de Breteuil faisant les fonctions d'officier public de l'Etat-Civil. Approuvé le mot d'André rayé. (Suivent les signatures.
) La signature du père de Bayard porte y [
NdW : ou g ?].
Le 30 Nivôse an IX de la République Française (mardi 20 janvier 1801, ancien style) naissait dans un petit village de l'Oise, à Breteuil-sur-Noye, un fils dans la famille du juge de paix. Son père avait été le premier juge élu, en vertu d'un décret de juillet 1790 2 qui institua la judicature, et il donna à son héritier une éducation qui devait lui permettre d'exercer tout d'abord les fonctions de clerc de notaire, mais alors qu'il était encore fort jeune, Hippolyte partit pour Paris, où il devait entrer au Ministère des Finances. Là devait se passer la plus grande partie de son activité publique.
Le jeune Bayard possédait des dons artistiques certains : il peignait et dessinait agréablement. Le Paris de l'époque était un lieu de prédilection des arts, et il ne se fit pas faute de fréquenter ces milieux où il savait rencontrer les peintres et les graveurs du temps. Il se fit des amis de Grevedon, de Gavarni, de Charlet, ainsi qu'en témoignent les documents que conserve la Société Française de Photographie.
Dans son village natal, Breteuil, Bayard avait pour camarade d'études un jeune homme du nom d'Edmond Geoffroy. Celui-ci vint aussi à Paris pour y chercher fortune. Geoffroy se fit acteur et entra à la Comédie-Française. Cette circonstance permit aux deux amis d'y faire la connaissance d'une autre pensionnaire du Français, Dupuis, qui était très lié avec Amaury-Duval, l'élève d'Ingres. On imagine facilement que, dans ce milieu d'artistes, Bayard ne pouvait pas ne pas être impressionné par les découvertes d'un certain Daguerre, qui alimentait alors toutes les conversations et dont le mystérieux procédé aiguisait la curiosité.
Les rares biographes de Bayard signalent que celui-ci se serait intéressé, fort jeune, aux phénomènes dus à la lumière. Tout enfant, il aurait vu son père obtenir, avec des caches appropriés, diverses silhouettes, des initiales, sur des fruits murissants. Lors d'une visite à Breteuil, j'ai eu personnellement l'occasion de parcourir ce jardin avec M. le Maire de Breteuil, M. Monnet, auquel appartient aujourd'hui la maison natale de Bayard. Il m'a montré un très vieux pommier qui aurait été, selon la tradition, celui sur lequel M. Bayard père faisait ses "amusements".
On a dit que Bayard se serait livré à des expériences originales en utilisant l'action décolorante de la lumière sur le papier imbibé de rose de carthame, protégé localement par des caches. Ces premiers résultats lui auraient alors donné l'idée d'en tirer un premier procédé, encore loin de ce qu'on appelle la photographie, avant 1837 3. Nous n'avons aucune trace de sa réussite et lui-même n'en a pas parlé. Il n'a rien réfuté non plus, mais nous allons voir qu'il devait être remarquablement préparé à se lancer dans la découverte qu'il pressentait (2bis). [NdW : il n'y a pas de note correspondante dans l'article]
Nous sommes en 1839. Le 7 janvier, l'astronome François Arago, secrétaire de l'Académie des Sciences, révèle que M. Daguerre, dont le nom était jusqu'alors attaché au spectacle extraordinaire du Diorama, venait de trouver le moyen de fixer de façon permanente les images qui se forment au foyer de la chambre obscure 4.
Cette "bombe" suscita un extraordinaire intérêt et l'émotion gagna tous les milieux savants et artistiques. Même le commun public commente cette nouvelle, mais... le secret n'était pas divulgué.
Or, dès le 20 janvier, si l'on en croit un rapport de Raoul Rochette devant l'Académie des Beaux-Arts, Bayard entreprit une "nouvelle" série d'expériences et seize jours plus tard, donc le 5 février, il pouvait présenter des images, imparfaites peut-être, mais des images tout de même, à Desprets, de l'Institut.
PORTRAIT DE BAYARD PAR LUI-MÊME EN 1863
Il est à peine imaginable qu'un homme aussi peu versé dans les études de chimie, de par son éducation ou de son emploi, ait pu, en une période de temps aussi restreinte, sous des conditions d'ensoleillement fort précaires, puisque l'on était encore en hiver à Paris, découvrît non seulement une méthode absolument extraordinaire, que personne n'a essayé de reprendre jusqu'à nos jours, mais encore d'essayer tous les produits qui étaient nécessaires à sa mise en oeuvre. Cela ne saurait s'expliquer que par une longue préparation, secrète ou discrète, émaillée d'échecs préliminaires, qui avaient pu conduire vers la solution. Le hasard, qui a joué un si grand rôle dans la vie de Daguerre, n'a pas toujours bon dos...
Après la présentation faite à Desprets, on eut connaissance, à Paris, de la méthode qu'utilisait en Angleterre Henry Fox Talbot 5. Le 20 mars, Bayard semble avoir trouvé une solution définitive à son problème et montre de nouveaux résultats à Saint, à Grevedon et à d'autres personnalités. Le 13 mai, il s'adresse à Jean-Baptiste Biot, le 20 à Arago et le 24 juin (x) de cette même année 1839, il exposait une trentaine de documents à la salle des Commissaires-Priseurs, lors d'une vente de charité organisée au profit des victimes du tremblement de terre survenu à la Martinique en janvier.
Ces images, surprenantes pour l'époque, devaient être remarquées par la presse 6 et par diverses personnalités. C'est ainsi que Raoul Rochette rédigea un premier rapport à l'Académie des Beaux-Arts, ce qui prouve la matérialité des faits 7.
Il est tout à fait possible que Bayard se soit occupé beaucoup plus tôt qu'on le pense de l'enregistrement des images de la chambre obscure. En effet, le hasard m'a permis de trouver, dans les Archives conservées par la Société Française de Photographie, non pas une seule, mais plusieurs images représentant à peu de chose près le même sujet : une échappée de toits et, dans le lointain, on distingue un dôme facilement identifiable par les Parisiens, celui des Invalides.
Ce sujet se trouve traité par plusieurs des techniques que devait expérimenter Bayard, et devait évidemment lui servir de point de comparaison quant aux résultats acquis. Or, il est décrit dans plusieurs ouvrages de Chevalier, l'opticien en renom de ce temps.
Il faut rappeler la chose : les opticiens Chevalier, à l'époque à laquelle Niépce et Daguerre étaient leurs clients, eurent un jour la visite "d'un pauvre jeune homme" qui leur présenta des images sur papier, des images positives, dont la description correspond par un curieux rapprochement à ce que Bayard avait photographié.
L'une d'elle [sic], positive directe, est trop abîmée de nos jours pour supporter une reproduction, mais nous avons tout lieu de penser, à l'examen d'un négatif sur papier identique, qu'elle devait être probablement antérieure à la "nouvelle série d'expériences" assignées à janvier 1839.
Le thème choisi par Bayard n'est pas, semble-t-il, indifférent. On sait qu'il était, à l'époque, employé au Ministère des Finances. Or, les locaux de ce Ministère étaient domiciliés en l'actuel Hôtel Continental, près de la place de la Concorde. Si l'on tient compte du fait que les chambres obscures inversaient latéralement les images enregistrées, c'est-à-dire que la gauche géographique était en fait placée à la droite photographiée, on peut comprendre que Chevalier ait pu situer le point de vue vers la rue du Bac.
Il suffit simplement d'avoir sous les yeux une carte de Paris pour se rendre compte que les droites joignant les Invalides au Ministère (d'alors) et à la rue du Bac, forment un angle dont la bissectrice passe par le jardin des Tuileries.
On pourrait en inférer que Bayard aurait pu effectuer très tôt sa première série d'essais et que, faute d'argent, découragé ou pour toute autre raison, dont la principale est l'extraordinaire modestie que nous lui connaissons, il ait gardé pour lui les résultats acquis, après la visite chez Chevalier. La chance a voulu pourtant que Chevalier ait été frappé de l'événement, pour que nous en ayons une trace tangible (*).
Certaines de ses toutes premières images sont parvenues jusqu'à nous, et il est aisé de concevoir, alors que la méthode de M. Daguerre et surtout ses résultats n'étaient connus que de quelques rares privilégiés, fin juin 1839, l'émotion et l'admiration du public, ignorant de ces choses.
Le procédé de Daguerre était effectivement resté secret, et celui de Talbot, dévoilé à l'Académie des Sciences, restait inconnu de la grande foule. Bayard, lui, ne devait faire aucun mystère. Il parlait volontiers autour de lui de sa méthode, mais il se refusa à suivre le conseil de ses amis : il ne fit rien pour qu'une démarche en sa faveur fût entreprise auprès des autorités scientifiques afin que l'on reconnût évidemment ses mérites. Il y avait dans cette attitude une raison profonde, qui caractérise admirablement la personnalité de notre auteur : Bayard ne croyait pas avoir rien découvert qui fût différent de ce que revendiquaient d'autres auteurs, et cela rabaissait, à ses yeux au moins, le mérite de la découverte. On peut encore se demander si cette raison, disons morale, était bien la seule. Lacan rapporte dans le journal "La Lumière" du 2 septembre 1854 qu'Arago lui aurait demandé avec insistance de ne rien tenter qui eût pu nuire à la découverte de Daguerre. Signalons qu'il devait recevoir du Ministère de l'Intérieur un secours de 600 francs (or), afin qu'il pût s'acheter un objectif de meilleure qualité et une chambre noire convenable. Est-ce là le prix du silence ? 8
L'Académie des Beaux-Arts, statuant sur le rapport de Raoul Rochette, le 2 novembre 1839, lui exprima sa satisfaction et recommanda l'inventeur "à l'intérêt et à la générosité du gouvernement". Mais là devaient s'arrêter les munificences officielles.
Daguerre, par l'organe d'Arago, divulga son procédé au cours d'une séance solennelle des Académies des Sciences et des Beaux-Arts, le 19 août 1839. Bayard devait constater, non sans regrets, que sa méthode était différente. Elle apportait une solution originale et, le 11 novembre 1839, il se décida à déposer un pli cacheté sur le Bureau de l'Académie des Sciences, dans lequel il décrivait, preuves à l'appui, l'une de ses techniques. Ce pli devait n'être ouvert que le 24 février suivant 9.
Par un bien étrange hasard, le même jour, Vérignon faisait connaître à l'Académie qu'il était l'auteur d'un procédé semblable à celui de Bayard, alors que Lassaigne, quelques jours plus tard, rappelait qu'il avait parlé du sien un an auparavant. Tout cela était exact et il devait s'ensuivre une polémique, suivie d'une mise au point historique ; le 16 mars 1840 10, Arago, qui fit cette communication, doit porter la responsabilité de n'avoir pas eu souvenance de la présentation publique de Bayard, et de son peu de bienveillance envers lui.
Il est permis de se demander quelles furent les raisons qui poussèrent alors Bayard à révéler sa méthode. Une explication vient des "revendications de priorité" que faisait Talbot dans toute sa correspondance avec J.B. Biot. Le pli cacheté était néanmoins pertinent, et l'Anglais ne devait pas plus insister. Il mettait au point son procédé calotypique qu'il rendit public le 7 juin 1841 11.
Mais encore, quelle est la raison de l'indifférence à l'endroit de Bayard ? Revenons sur l'état des esprits en ce début d'année 1840. La méthode daguerrienne connaissait une vogue extraordinaire : en moins de six mois, elle était pratiquée dans tous les pays civilisés du globe et donnait des images d'une telle beauté, d'une telle perfection, que le lent procédé de Bayard, ou encore les images confuses de Talbot, ne pouvaient même songer à entrer en concurrence avec lui [sic].
On a insisté sur le fait que Bayard, en tant qu'homme, était d'une modestie excessive. Ce n'est pas un artifice de style : il détestait se mettre en avant : il ne se sentait absolument pas fait pour entreprendre, comme ses concurrents, l'exploitation commerciale qui avait suivi le succès de Daguerre. Il se refusa toujours à tirer un profit quelconque de ses travaux, et beaucoup de ses contemporains crurent, de bonne foi, ou bien qu'il avait conservé secrètes ses formules, ou même qu'il n'avait rien inventé.
CHATEAU DE BLOIS VALENÇAY (DAGUERREOTYPE PAR BAYARD)
Le procédé de Talbot ne devint praticable qu'après les améliorations que lui apporta un imprimeur : Blanquard-Evrard, en 1846... Et c'est ainsi qu'Hippolyte Bayard ne fut pas inventeur mais devint chef de service au Ministère des Finances.
Potonniée, le remarquable historien de la photographie naissante, a souligné dans un Bulletin de la Société Française de Photographie (1913, pp. 366-374) que "quelques phrases écrites par Bayard laissent percer, sous une forme demi-plaisante, tout le dépit qu'il ressentait devant la gloire et les honneurs recueillis par Daguerre sans que la moindre parcelle lui en fût départie".
Ces phrases se trouvent au dos d'une étonnante image de Bayard, un "auto-portrait" sur lequel il s'est représenté, à demi nu, comme un noyé. Ce sont les suivantes :
"Le cadavre du monsieur que vous voyez derrière est celui de M. Bayard, inventeur du procédé dont vous venez ou dont vous allez voir les merveilleux résultats : à ma connaissance, il y a peu près [sic] trois ans que cet ingénieux et infatigable chercheur s'occupait de perfectionner son invention.
"L'Académie, le Roi, et tous ceux qui ont vu ces dessins qu'il trouvait imparfaits, les ont admirés comme vous les admirez en ce moment. Cela lui a fait beaucoup d'honneur et ne lui a pas valu un liard. Le gouvernement, qui a beaucoup trop donné à M. Daguerre, a dit ne pouvoir rien faire pour M. Bayard et le malheureux s'est noyé. O instabilité des choses humaines ! Les artistes, les savants, les journaux se sont occupés de lui pendant longtemps et aujourd'hui qu'il y a plusieurs jours qu'il est exposé à la morgue, personne ne l'a encore reconnu ni réclamé ; messieurs et dames, passons à d'autres, de crainte que votre odorat ne soit affecté, car la figure du monsieur et ses mains commencent à pourrir comme vous pouvez le remarquer. H.B., 18 octobre 1840."
Aucune récompense officielle ne lui parvint. Bayard devait abandonner totalement son procédé. Seule la Société d'encouragement pour l'industrie nationale lui alloua une somme de 3.000 francs (or) en 1842 12.
On ne sait absolument pas pourquoi les savants considérèrent ses images comme de vagues essais de laboratoire. C'est une très grave erreur d'interprétation, car il subsiste de nos jours plusieurs centaines de documents qui témoignent de la perfection à laquelle il était déjà parvenu et de la beauté intrinsèque qu'ils présentent.
Le métier d'inventeur semblait un domaine interdit à Bayard. Il se consacra donc aux tâches plus modestes (et aussi plus calmes) que lui confiait le Ministère. Il devait pourtant rester photographe, et l'un des plus grands artistes.
PREMIER PHOTOGRAMME RÉALISÉ EN 1837 PAR BAYARD
Il devait essayer toutes les méthodes proposées qui se succédaient à l'aube de la photographie. On connaît de lui de remarquables daguerréotypes, et aussi ce que nous pourrions fort bien appeler des reportages photographiques sur Paris, ce Paris qui se transformait si rapidement, si profondément que nous avons peine parfois à retrouver des perspectives pourtant familières : la colline de Montmartre et ses moulins, la place de la Concorde déserte, Notre-Dame lors des enlaidissements de Viollet-le-Duc, les barrières fortifiées sur les boulevards périphériques... On devait lui confier officiellement en 1851 une mission pour photographier certains monuments en province ("La Lumière", année 1851).
Au cours de toute son existence, il pratiqua la photographie, quel qu'en fût le procédé, et il devait en perfectionner un bon nombre. Là encore, il nous surprend par la délicatesse et la richesse des tonalités, au moins autant que par la perfection et l'étonnante qualité des documents conservés jusqu'à nous.
En 1851, il compta parmi les membres fondateurs de la "Société Héliographique", la plus ancienne assemblée de photographes du monde. En 1854, un certain nombre de ses membres firent dissidence, dont Bayard, pour se réunir sous le nom de Société Française de Photographie, qui existe toujours. Il devait en être fort longtemps le secrétaire général, poste dont il était fier à juste titre, et que son épitaphe rappelle à ceux qui viennent se recueillir sur sa tombe, au petit cimetière de Saint-Pierre-lès-Nemours...
Le 24 janvier 1863, un décret impérial le nommait chevalier de la Légion d'honneur, mais il ne faudrait pas croire que le gouvernement lui donnait la croix pour ses travaux photographiques. Lorsque sonna l'heure de la retraite, il s'en alla vivre à Nemours, auprès de quelques vieux amis d'antan, comme Geoffroy et Dupuis, et devait y mourir le 14 mai 1887 : il avait dépassé les 86 ans.
Tous les documents qui demeuraient en possession de sa famille furent remis, selon sa volonté, à la Société Française de Photographie qui s'est fait un pieux devoir de les conserver et de les préserver des misères du temps.
Et pourtant Bayard, même après sa mort, ne devait pas connaître la gloire. Sa ville natale se proposait de lui élever un monument. L'inauguration en était prévue pour le dimanche 2 août 1914. Mais, ce jour-là, les hommes avaient d'autres folies en tête, et le socle resta vide dans le village dévasté, mais en 1940 une autre tornade balaya la campagne. Breteuil, ravagé par les bombardements et les incendies, connut un miracle : des trois maisons épargnées, on comptait celle qui vit naître Bayard. Le buste fut soustrait à la cupidité des "récupérateurs de métaux non ferreux" et caché pour la durée de l'occupation par l'actuel maire, M. Monnet, qui poussa la conscience jusqu'à le remplacer par un buste analogue en ciment... Est-ce le symbole d'une renaissance : la maison est toujours debout et le buste à repris sa place ? Puisse cela appeler la conscience des pouvoirs publics sur l'oublié de Saint-Pierre-lès-Nemours et réparer les erreurs des puissants de son temps.
LES TECHNIQUES DE BAYARD
Si l'on doit mettre à part, dans la masse des documents qui nous sont parvenus, les diverses méthodes qui nous sont connues par d'autres artistes, et que lui sut manier avec une rare maîtrise, nous trouvons bon nombre de solutions originales apportées aux problèmes de l'enregistrement photographique des images données par la chambre obscure. Ce sont précisément ces documents qui démontrent combien Bayard était doué pour la recherche et l'abondance des essais, des tentatives plus ou moins satisfaisantes, indiquent qu'il ne voulait rien laisser au hasard. Soit dit en passant, cela tendrait à prouver qu'il était bien de la même trempe que tous les pionniers de ces premiers temps de la photographie.
On constate donc, dans ces documents, une série d'épreuves positives, qui nous semblent actuellement d'une nuance lilas pour le fond avec des blancs jaune très pâle. Il s'agit des résultats obtenus avec la méthode primitive et réalisée au plus tard en janvier 1839 et abandonnée à une date indéterminée, vers 1840.
Tout ce qui nous reste à ce sujet est un document officiel constatant au moins la méthode : la teneur du pli cacheté ouvert en séance de l'Académie des Sciences le 24 février 1840, mais daté, en fait, du 8 novembre 1839.
On trouve dans les "Comptes rendus de l'Académie des Sciences" pour 1840, page 305 du premier trimestre, la note suivante :
"Lettre de M. Bayard. - Dans la dernière séance de l'Académie, M. Biot a lu une lettre de M. Talbot, dans laquelle ce physicien parle d'un moyen, qu'il ne fait pas connaître, de rendre visible une impression photographique qui est invisible lorsque le papier sort de la chambre obscure. Il y a déjà longtemps que j'ai trouvé trois procédés qui conduisent à ce résultat. Permettez-moi, Monsieur, d'en faire connaître un, et lorsque le temps m'aura permis de répéter les deux autres, j'aurais l'honneur de vous les communiquer.
"Un papier ayant été préparé avec le bromure de potassium, puis avec le nitrate d'argent, on l'expose encore humide et pendant quelques minutes au foyer d'une chambre obscure. Sur ce papier retiré et examiné à la lumière d'une bougie, on ne voit aucune trace de l'image qui, cependant, y est imprimée ; pour la rendre apparente, il suffit d'exposer le papier à la vapeur de mercure, comme on le fait pour les plaques dans le procédé de M. Daguerre. Il se colore aussitôt en noir partout où la lumière a modifié la préparation. Il est inutile d'observer qu'il faut éviter autant que possible de laisser impressionner le papier préparé par aucune radiation lumineuse que par celle de la chambre obscure.
"La description ci-dessus et une ou deux épreuves obtenues par ce procédé ont été adressées à l'Académie qui, dans sa séance du 11 novembre 1839, a bien voulu en accepter le dépôt. Veuillez, je vous prie, Monsieur, faire ouvrir ce paquet, si vous le jugez à propos."
Le paquet contenait la note suivant [sic] accompagnée d'une épreuve :
"L'image photographique ci-jointe a été obtenue le 21 octobre 1839 en dix-huit minutes, de 11 heures du matin à 11 heures 18 minutes, par le procédé suivant :
"Tremper le papier dans une faible solution de chlorure de sodium ; lorsqu'il est bien sec, passer sur ce papier du nitrate d'argent dissous dans six fois son poids d'eau.
"Le papier était[sic] presque sec et garanti de toute action de la lumière, l'exposer à l'émanation de l'iode, puis dans la chambre obscure, puis au mercure comme dans le procédé de M. Daguerre, et enfin laver dans une solution d'hyposulfite de soude.
"Lorsque le papier est retiré de la chambre noire, on distingue à peine quelques traces de dessins, mais aussitôt que la vapeur mercurielle vient se condenser sur le papier, on voit les images se former comme sur les planches métalliques, avec cette différence que les images sont produites en sens contraire, comme dans le procédé de M. Talbot."
A parler franc, cette description ne semble nullement correspondre aux résultats des images primitives, celles du début de 1839. La technique comme les phénomènes mis en cause étaient fort différents.
POSITIF DIRECT OBTENU AVANT 1840
Les positifs directs à fond lilas étaient préparés en soumettant une feuille de papier à un bain de "sel ammoniac" à 2%. Après séchage, on faisait flotter la feuille de papier sur une solution de nitrate d'argent à 10% pendant cinq minutes, puis on faisait sécher à nouveau à l'obscurité. Jusqu'ici, rien ne distingue la pratique de Bayard de celle de Talbot. C'est alors qu'au lieu de glisser le papier directement dans la chambre obscure, Bayard l'exposait au jour, de façon à le voiler et lui donner une teinte violet intense. Ainsi traité, le papier pouvait se conserver pendant deux semaines environ. Au moment de l'emploi, l'inventeur la [sic] trempait dans une solution d'iodure de potassium à 4% et l'appliquait encore humide sur une ardoise qui venait prendre la place du verre dépoli dans la chambre préalablement mise au point. Le phénomène (encore totalement inexpliqué de nos jours) auquel on assiste se traduit par l'effet suivant : partout où agit la lumière sur la surface colorée se produit une décoloration dont il est aisé de suivre la progression. On a pensé que, sous l'action de la lumière, l'énergie est suffisante pour provoquer la formation d'iodure d'argent en présence de l'argent photolytique qui recouvrait primitivement le papier. Après achèvement de l'image, le fixage éliminait cet iodure d'argent, ce qui donnait bien une image positive directe, à ceci près qu'elle se trouvait inversée spéculairement, comparable en cela aux premiers daguerréotypes. Cette méthode est brièvement évoquée dans les comptes rendus de l'Académie des Sciences du 24 février 1840.
Si, à l'origine, Bayard fixait au bromure de potassium, il le remplaça par le bain d'hyposulfite.
Lorsqu'on examine en détail, ainsi qu'avait pu le faire Potonniée autrefois, les divers essais de Bayard, on constate qu'au début il obtenait constamment des images négatives, alors que, pour lui, le succès était quelque chose qui correspondait à ce que voient nos yeux. Il s'efforça donc de leur substituer des images obtenues directement à la chambre obscure. Il ne devait réussir, semble-t-il, qu'en mars 1839. A plusieurs reprises, on peut même constater l'image positive et son aspect négatif du même sujet placés côte à côte. Dans un cas au moins, Bayard obtint un document négatif qui devait lui servir pour en tirer le positif au châssis-presse (dirions-nous aujourd'hui), c'est-à-dire par contact. C'est peut-être le premier exemple d'image obtenue de cette manière, et le fait mérite, pour l'histoire, d'être signalé. Pourtant, bien que Bayard eût reconnu que cette méthode permettait de multiplier les résultats par cette opération infiniment simple, il s'orienta vers un procédé qui, en principe, était identique à celui de Talbot. Il devait être employé pendant quelques années avant que son auteur en révélât les détails, lors d'une séance de l'Académie des Sciences, le 14 avril 1851 :
"On obtient un papier négatif, très sensible et sec, en soumettant un papier à une solution contenant, par litre d'eau distillée, 7 grammes d'iodure de potassium, 2 grammes de bromure de potassium, 2 grammes de sel ammoniac et 1 gramme de cyanure de potassium, en évitant les bulles d'air. Le bain doit durer une demi-heure environ, puis après essorage, on met à sécher. Les proportions des constituants peuvent varier, à condition que la quantité d'iodure se trouve prépondérante."
Lorsqu'on désire se servir du papier, on le dépose sur une cuvette légère plus petite contenant une préparation faite douze heures auparavant, en ajoutant 10 grammes d'iode à 200 grammes d'acide chlorhydrique pur, puis après agitation de temps à autre, on ajoute 75 grammes d'eau distillée dont on prend la quantité suffisante pour garnir le fond de la cuvette. On recouvre le papier et la cuvette d'une plaque de verre pour éviter que les vapeurs se répandent à l'extérieur, et on soumet à ces fumigations pendant cinq minutes. On retire ensuite le papier et le pose sur une solution de nitrate d'argent (à une partie de nitrate pour douze d'eau). On enlève le papier de ce bain dès que la couleur ardoise a disparu, soit en général après cinq à six minutes.
Le papier est exposé, parfaitement sec, pendant cinq minutes environ, ce qui donne des images négatives que l'on développe à l'acide gallique et fixe à l'hyposulfite de sodium. Le tirage en positif se fait sur papier au chlorure d'argent. Cette valeur de la durée de l'exposition , dans le texte officiel, ne correspond nullement aux indications portées sur certaines épreuves. Certains personnages ont été saisis après des expositions inférieures à la minute et sont datées de 1846, et d'autres documents apparaissent comme de véritables "instantanés lents" : "Collodionbromure (sic), pose 2 secondes", mais il n'est malheureusement pas mentionné de date.
On doit encore à Bayard une innovation intéressante : l'invention des diapositives. Certaines de ses images, bien que réalisées sur papier, peuvent fort bien s'examiner par transparence. A ce sujet, Bayard avait même suggéré une technique astucieuse pour introduire des nuages dans ses vues, en appliquant au dos de ses négatifs sur papier, et avant tirage, un lavis plus ou moins dense, à l'encre de Chine, qui peut faire illusion lorsqu'on n'a pas le négatif sous les yeux. La reproduction par contact faisait apparaître ce que nous appelons de nos jours un excellent effet de retouche.
CONCLUSION
Bayard est mort humblement comme il l'avait toujours désiré, ignoré pour avoir été trop déçu par tous ceux qui auraient pu le comprendre lorsqu'il était encore jeune et ardent. Il est oublié, hélas ! comme beaucoup d'enfants de chez nous, de tous ceux qui profitent de ses travaux à un titre ou à un autre. Aujourd'hui, le monument funéraire de celui qui a donné à la France (malgré elle) la photographie sur papier a besoin d'être entretenu, réparé, nettoyé.
Ceux qui doivent tant à la photographie n'auraient-ils pas un geste de reconnaissance en faveur d'Hippolyte Bayard, celui que les historiens américains appellent "le pionner oublié" (Beaumont Newhall) et les Allemands "l'un des inventeurs de la photographie sur papier" (Dr. Steinert) ?
Des démarches ont été entreprises auprès des services compétents pour suggérer l'émission d'un timbre-poste à la mémoire d'Hippolyte Bayard. Cette proposition n'a pu être retenue pour le programme de 1961, mais nous voulons encore espérer que cette possibilité d'honorer l'un des nôtres, parmi les plus modestes, mais aussi parmi les plus méritants, saura effacer l'ingratitude des régimes enfuis.
Nous serons heureux de recevoir ici toutes les suggestions qui pourront être faites par nos lecteurs.
Erratum : Un de nos lecteurs de l'Indre nous a précisé que le daguerréotype de Bayard figurant page 137 du "Photographe" du 20 mars, ne représentait pas comme indiqué le château de Blois, mais celui de Valençay dans l'Indre.
PORTRAIT DAGUERRÉOTYPE PAR BAYARD
Notes en bas de page
- (1) Voir "Bulletin de la Société Française de Photographie", 1913, pp. 356 et 366-374. ▲
- (2) Voir "Le Moniteur", des 8, 9 et 10 juillet 1790. ▲
- (3) Potonniée : "Histoire de la découverte de la Photographie", pp. 206 et 208. ▲
- (4) Comptes rendus de l'Académie des Sciences, séance du 7 janvier 1839. ▲
- (5) Comptes rendus de l'Académie des Sciences, 25 février 1839, page 302. ▲
- (x) [NdW : cette note manuscrite a été ajoutée par PGH sur l'une des épreuves de l'article] 14 juillet. La date du 24 juin est légendaire. L'exposition prévue pour le 1er juillet ne fut ouverte que le 14 (Journal des Débats du 29 juin p. 2 et 17 juillet p. 2 ; Moniteur universel du 22.07. L'erreur viendrait de Bayard lui-même qui a daté ses épreuves pour l'exposition prévue de mai 1839... ▲
- (6) "Le Moniteur" du 22 juillet 1839 ; "Le Constitutionnel" du 3 août 1839, etc. ▲
- (7) Séance du 2 novembre 1839. Voir "Le Moniteur universel" du 13 novembre, pp. 2009-2010. ▲
- (*) "Etude sur la vie et les travaux scientifiques de Charles Chevalier, ingénieur opticien", par Arthur Chevalier, son fils. Paris, Impr. Bonaventure et Ducessois. In-8°, 1862, pp. 143-144. ▲
- (8) Potonniée : "Histoire...", p. 208. ▲
- (9) C.R. Académie des Sciences, 1er semestre 1841, p. 225. ▲
- (10) C.R., 1840, pp. 336, 374 et
378 478. ▲
- (11) La publication de ce brevet date du 8 février 1841. Voir aussi les C.R. Ac. Sciences, 1er semestre 1841, pp. 225 et 305. ▲
- (12) Bulletin de cette Société pour 1842, p. 124. ▲
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